When we meet again, under the iron sky [Aliénor]

☾    Certains moments étaient fragilement humains. Sourire à Mina, rouler en voiture jusqu’à Argentière au son de vieilles cassettes, arpenter les rues de Lyon avec d’anciens amis. Aliénor inspirait l’air chaud d’un nouveau printemps et oubliait avoir grandi trop vite. Ils avaient dîné au restaurant Mexicain, affublés de chapeaux de paille récupérés sur les murs. Ils s’appelaient entre eux Promo 94 et se remémoraient insouciamment leurs souvenirs à la fac. Aliénor se sentait allogène au monde qu’ils dépeignaient, plongeant dans leurs récits avec une attention nouvelle. Elle avait quitté la fac de science avant son diplôme et menait une vie opposée aux leurs. Ils purent partager quelques verres, les lendemains finirent chaque fois par les séparer, l’éloignant d’une once de normalité.
« Ali, Charles, venez ! »
Marlène et Cora les avaient devancés. Elles s’engouffrèrent à l’intérieur du Trokson et laissèrent quelques notes de musique dégueuler par la porte. Charles avait enjambé les derniers mètres pour retenir l’embrasure et leur frayer un passage vers les accords de jazz. L’intérieur du bar était étriqué ; les regards absorbés par la scène. Aliénor dû se pencher à l’oreille du serveur pour passer sa commande. Cora s’était assise sur l’un des tabourets à côté d’elle. Elle échappa à son attention au profit d’un souvenir ivoire. A plusieurs mètres de la scène, le regard abîmé et le corps immobile, Aliénor sentit son cœur se serrer.
« Ali ?
- Hm ? »
Son teint était livide, cendré par le halo des néons. Elle sourit maladroitement et inspira un long instant avant de plonger le nez dans son vin.

Absente toutes ces minutes, elle avait invoqué une migraine et s’était peu à peu détachée de leurs commérages. Elle regardait la scène, les iris accrochés aux doigts du pianiste. Ils la charrièrent sur ses penchants douteux et elle fit mine d'être amusée par leurs railleries. Dans sa réalité, l'homme tenu sur les planches lui rappelait le charnier de son existence passée et les secrets qu’il dû tenir gardés pour elle. Elle l’avait croisé si souvent lorsqu’elle se formait, qu’une part d’elle crut qu’ils eurent été amis. Ils n’eurent pour autant échangé que des silences et le dernier souvenir de sa peau en lambeaux.
« Ne m’en voulez pas, je pense tenter ma chance ce soir. »
Elle récupéra d’une main ses affaires et son verre avant de les quitter. Tous enfilaient déjà leurs vestes pour tenter d’attraper la mélodie des bars suivants. Aliénor s’avança jusqu’à la table du vampire, le sourire contraint et les sourcils arqués.
« Je peux ? »
Elle n’avait pas attendu son invitation, bientôt assise mains et verre sur la table. Lui parler lui parut étrange ; leurs silences eurent avant ça semblé sceller un accord tacite. Les yeux glissés sur lui, elle fronça légèrement le nez.
« Je m’étais habituée à vous croiser dans d’autres circonstances. »
Il était bon pianiste, aussi insoupçonné ce talent puisse-t-il être. Elle aurait pu s’embarrasser de ces banalités pour commencer, mais il n’avait pas l’air d’un homme sensible aux flatteries.
« Inutile de vous annoncer que je ne suis plus formée. » - ulf

☾    Elle avait seulement haussé les épaules, le visage fané et le sourire grimaçant. Peu lui importait maintenant les opinions et les rancœurs à l’encontre du Conseil. Elle menait de nouveaux combats, la colère en partie ravalée par une vie plus intègre – ce qu’elle voulut faire apparaître comme tel. Dans ses paradoxes une part d’elle se méfiait tout à coup des purges et jugements proclamés. Elle fuyait le Conseil au même titre que les autres, persuadée que museler sa lycanthropie ne les apaiserait qu’un temps. Ses anciens bienfaiteurs avaient l’allure d’ennemis, déployés dans son ombre comme les vautours flairent les carcasses putrides. Elle put croire que ses syllogismes nourrissaient ses névroses, elle glissait sans aucune résistance dans l’étau de ses propres folies. Les yeux levés vers Léonard, son seul souhait eut été d’effacer l’image qu’il eut d’elle.
« Je ne vous demande pas d’être désolé. »
Elle n’aurait su choisir entre celle qu’elle eut été et celle qu’elle fût à présent. L’une ignorait l’existence de l’autre et toutes deux eurent été heureuses à leur façon ; bridées par leurs peurs et animées par des convictions divergentes.
« Si j’avais été faite pour ça, je ne serais pas ici à me faire offrir mon prochain verre. »
Les canines plantées dans la chair de ses lèvres, elle étouffait un sourire déjà trop étiré. Dans le monde construit de toutes pièces par son observateur – gangréné en elle comme l’une de ces propagandes de guerre – les vampires eurent été à l’obscurité ce qu’elle fût à la lumière. Une enfant extirpée de ses montagnes se flattait d’une définition aussi manichéenne de l’existence. Il était rassurant de pouvoir donner forme humaine à ses peurs, s’imaginer l’héroïne d’une dystopie ; jusqu’à devenir l’une de ces différences qui effrayent.
Elle eut pourtant offert sa tolérance à Léonard bien avant de tourner le dos à ses desseins.
« En réalité, du temps a passé. Je mène des projets moins controversés. »
Elle se saisit d’une carte de visite imprimée à son nom et la déposa sur la table.
« Je retrouve des objets. »
Elle avait attrapé sa réaction, détournant aussitôt le regard sur un verre presque vide. Le vin s’était échauffé sous ses doigts, brûlant sur ses dernières notes. Se perdre nez dans ses restes d’alcool lui laissait le temps d’ajuster la suite.
Le jeu qu’elle jouait balançait entre impulsions et prudence, maintenu sur l’équilibre de quelques sourires et gestes enivrants. Elle ne prospectait ni ami ni client, s’assurait qu’il put simplement se taire. Lui demander de front aurait été se mettre à nu et il put deviner seul que les lycans préféraient garder pour eux leur pathologie.
« Sommes-nous d’assez vieux amis pour nous faire confiance ? »
Ses yeux s’étaient glissés près des siens.
Elle lui eut longtemps offert sa confiance, une étrange sympathie nichée aux creux de son amnistie. Sans le connaître, et ses gestes racoleurs avaient l’effet d’une bombe lâchée sur un terrain neutre.