Mensonges x Celestin

Tu l’as repéré à la seconde où il est entré.
À tes courtisans, tu affirmes que sur scène, tu oublies le monde. Tu justifies ton désintérêt, ton manque d’attention. Tu n’es intéressé que par leur idolâtrie.
Mais lui, lui… Tu l’as repéré il y a des semaines déjà.
Tu terminais ton spectacle. La sueur dégoulinait sur ton visage, emportant une partie de ton maquillage. Tes cheveux emmêlés se plaquaient sur ta nuque. Tu crevais de soif et de frustration, parce que le public ne se déchainait pas suffisamment à ton goût. T’as levé les yeux par hasard, presque par réflexe, comme attiré par un pressentiment. Un signe du destin. Et tu l’as vu, lever la main sur sa nana.
Le geste déjà, en public, t’as aimé. Mais ce qui t’as marqué, c’est son regard. Celui du bourreau. Dedans, tu as senti l’étincelle de folie que tu recherchais depuis si longtemps. Oh, tu l’as déjà trouvée mais elle finit par s’effacer ou pire, se désintéresser de toi. T’es du genre à les pousser à bout, à les lasser, parce que ce genre de gars veut de la terreur et t’as que de la fascination à offrir.
Tu t’es demandé si, avec lui, ce serait différent. T’as apprécié sa silhouette, tu t’es arrêté sur son cul et t’as essayé d’évaluer s’il était accessible ou juste réservé aux filles. T’as voulu lui parler, nouer un lien, même ténu, mais le temps de sortir des coulisses, il avait disparu.
Depuis, t’y pense souvent. Dans ton esprit, tu parles d’une incontrôlable obsession mais tu ne peux que la feindre quand tu y penses.

Là, ce soir, il est encore présent. Avec sa nana, la même.
Le public a changé, lui. Tu es parvenu à le déchaîner. T’as écrit un nouveau morceau, qui parle de sœurs siamoises dans une foire aux monstres dont le ventre grossit, grossit, jusqu’à expulser un bébé ordinaire. Ta chanson, tu veux qu’elle honnisse la normalité. Tu veux une ode pour ces femmes, qui ont eu le courage de l’étrangler et de manger le corps pour le cacher. À ce moment du spectacle tu mords sur une capsule dans ta bouche et un flot de sang s’écoule. Tu le craches sur le premier rang aux yeux fous, révulsés, extase.
Ils ne savent pas que l’hémoglobine est humaine. Ni que c’est la tienne. Tu te la tires du bras avant chaque show.

Tu le regardes quand tu vomis. Tu souris. Un rictus de dément, de taré.
Puis tu termines, tu fais mine de l’ignorer. Pourtant, ton ventre papillonne et déjà, ta queue s’affole. Tu fantasmes pendant ta dernière chanson. Tu l’imagines qui te fixe et tu n’oses pas regarder pour vérifier s’il agit selon tes envies. T’es là, dans ton costume de clown crasseux, d’un blanc passé, avec tes cheveux empoissés de sueur, ton maquillage qui a besoin d’un rafraichissement. T’as chaud, sous ces foutus spots. La fraise autour de ton cou absorbe l’excédent, les lignes rouges de tes joues pleurent. Et soudain, tout s’arrête.

Comme d’habitude, tu t’écroules dans un divan défoncé et quelqu’un te file une clope. C’est pas du tabac, dedans, tu le sais. Tu ne fumes pas cette merde. Tu préfères le khat et de loin. Un briquet apparait comme par magie. Tu le prends et une main agrippe ton poignet. Tu clignes des yeux, ton cœur rate un battement… Tu hallucines, forcément. Dans cet état encore cotonneux, comme après un orgasme. T’en as eu un, sur scène. Comme chaque fois quand on t’ovationne. T’aimes ça. T’en as besoin.

Tu lui souris. Tes dents sont sales, ton haleine sent le fer et même la charogne quand tu souffles :

— Salut.

Tu hausses les épaules. Tu te donnes un genre, une nonchalance toute feinte. Ton cœur bat la chamade et tes yeux luisent déjà. Non, ils brillent. Ils brillent comme ceux d’un enfant qui approche avec prudence du rayon des nouveaux jouets. T’es plein de doutes et plein d’excitation aussi. T’as envie de découvrir mais t’as peur d’être déçu. Peur qu’il soit trop beau pour exister vraiment.

Il prend ton joint, l’allume et te vole une taffe. Quand la cale revient entre tes lèvres, tu imagines son goût. Tu le fantasmes. Vos doigts se sont effleurés et les siens sont un peu poisseux. Il s’installe à tes côtés et tu ne bouges pas. Vos corps se touchent. T’as envie de poser ta tête sur ses genoux et de lui raconter ton monde pendant qu’il caresse ta tignasse aussi nouée que tes neurones.

— Non. Souvent mais pas tous les jours. J’aimerai bien.

Tu confesses. Tu renverses ta tête en arrière après avoir aspiré ta dose de fumée, que tu gardes bloquée dans tes poumons pendant deux, trois, quatre secondes avant d’expirer lentement. Tu as découvert que ça permettait à ta drogue de monter plus vite au cerveau. Tu seras bientôt défoncé, surtout que t’as le ventre vide. Mais t’as pas faim, non. Tu débordes d’énergie.

— Et toi, tu fais ça tous les soirs, arracher la gueule de ta nana ?

Provocation. T’as envie de voir sa réaction. Envie de constater son tempérament. Son honnêteté. Voir s’il va mentir, s’il va se justifier. S’il va se vexer ou au contraire, se vanter. T’as envie d’observer l’étincelle dans ses yeux alors tu te rapproches, sans te rendre compte que tu es déjà tout près. C’est pas ta faute, tu songes. T’as tourné la tête et la sienne était juste là. Ses lèvres charnues face aux tiennes, pleines de sang.

Il aimerait bien. Voilà ce qu’il te confie. Non, mais il aimerait. Il te le dit avec un sourire sincère, celui du prédateur. Et ton petit cœur fond instantanément. Tu le revois lever sa main rêche sur cette nana. Tu imagines le bruit de la chair qui claque. Tu ressens le bleu fleurir, s’épanouir sur la peau fine et fragile de sa victime. Puis ça s’exporte, se transfère. Tu regardes ton corps dans un miroir et il est couvert de plaies, de cicatrices, de souffrances. T’as eu du nez, t’es tombé sur un vrai bourreau qui va peut-être, enfin, te donner ce dont tu rêves en secret.

Tu t’imagines déjà dégager cette morue pour prendre sa place. Dans ton monde, dans ton scénario, il n’y a pas de star à ta hauteur. Tu ne partages pas le devant de la scène, pas même avec le monstre. Au mieux, il n’est qu’un moyen pour te magnifier. Et elle, ah ! Tu ne l’as pas bien regardé, trop occupé à dévorer des yeux le squatteur à ta gauche. Peut-être qu’il y a quelque chose à creuser de son côté. Peut-être pas. T’as pas encore décidé et ça peut venir plus tard. Avant, tu dois apprendre à le jauger. Voir le sort qu’il réserve à ceux qui la touche. Comprendre leur relation. Les limites. Savoir où te positionner pour bousiller leur vie en plus de la tienne.

Ton malheur éclabousse.

— Y’a des gens, comme ça, tu réponds avec nonchalance.

Toi, par exemple. Tu ressembles plus à cette pauvre fille que tu ne veux bien l’admettre. Tu brilles peut-être un peu plus, un peu plus fort, un peu plus longtemps. Puis t’es un mec, t’as eu cette chance. Toi, t’as l’équipement capable de ravager, contrairement à elle qui peut juste subir en écartant les cuisses. Peut-être qu’elle te subira aussi. Tu as compris que cette nana ne cherche qu’à attirer l’attention de ce joyau noir qui aspire à lui la lumière du monde et tu la comprends. Toi aussi, c’est ce que tu veux.
Sauf que toi, tu as les moyens d’arriver à tes fins.

— Et toi, comment est-ce que tu prends ton pied ? tu souffles avec la fumée de ton joint.

Question anodine mais ton corps se tend dans sa direction. Invitation sans détour à partager des fantasmes sombres et des désirs interdits. Tu lui parles depuis deux minutes à peine et déjà, tu n’hésites plus. Tu ne vaux pas mieux que la pire des nymphos. L’ivresse de l’adrénaline, celle de ton shoot à l’ovation, sont encore vives et te poussent à faire n’importe quoi. Comme toujours.
L’autodestruction, ça, oui, tu connais bien. Pas vrai, petit Célestin ?

T’y crois.
Franchement, pendant une seconde, une demie, tu penses que c’est dans la poche et ça te déçoit presque. Parce que tu ne tournes pas un mauvais porno, que tu te dis, que tu affirmes. Qui t’essaies de convaincre, mon pauvre Célestin ? Le désir coule par tous les pores de ta peau. Il est solide, a une odeur, une fragrance captée par le nez retroussé du bourreau que tu as choisi au hasard ou presque dans cette foule compacte. Un geste et voilà, le mal tient à peu de chose.

T’as envie de goûter ses lèvres, sa salive. Mêler ton sang à ses sécrétions. Mais il te repousse et te balance son adresse comme si t’étais son chien, comme si t’allais rappliquer. Il a lu clair en toi, il se croit supérieur et toi, il t’humilie. Tu lui jettes un regard chargé de haine, de frustration aussi. Dans ton pantalon, ta queue hésite mais l’affront la garde dressée. T’as les nerfs, tu loupes même ta réplique. Comment as-tu pu lui laisser le dernier mot ? Vraiment, Célestin, tu ne vaux rien.

Ton joint commence à brûler le canapé. Une odeur de chimique cramé efface le parfum de l’inconnu, celui de sa sueur, de son corps. Tu jures, récupère ton roulé et le porte à tes lèvres. T’as même plu de briquet pour le rallumer, alors tu te lèves et le balance une nouvelle fois en l’écrasant sous ta semelle, rageur.

Tu crois ton guitariste. Il te parle mais tu ne l’entends pas. Tu vois juste ses lèvres bouger et tu résistes à l’envie de lui coller un pain. Il connait bien tes réactions, ton manque de volonté. Il a déjà levé le bras pour intercepter le coup et te plaquer face contre le mur en se pressant dans ton dos. Il te murmure des choses que tu ne comprends toujours pas parce que tu ne prêtes aucune attention aux mots. Juste au rythme, à l’intonation. Tu finis par te laisser aller, épuisé.

La descente, y’a rien de pire.

Et tu pleurniches, tu pleurniches en pensant à celui dont tu ne connais même pas le nom qui t’as laissé comme une merde en foutant ton scénario en l’air. Tu pleurniches dans les bras d’un autre et il te caresse la tête comme un enfant.

Vraiment, Célestin. Crève, tu te rendras service.

And that’s all ?